MAIS OÙ EST PASSÉE LA VINGT-CINQUIÈME HEURE ?

 

 

RENCONTRE

 

J’ai rencontré Dimension Émotionnelle sur un bateau.

Mais à quai.

Je ne sais pas encore réellement si ce détail est d’une quelconque importance, si ce n’est qu’il me semble de prime abord que ces indices d’une nature infimes sont leurs marqueurs, dans ce qui s’apparente à un début d’enquête – une forme qui me semblait appropriée à leur démarche.

 

DÉMARCHE

 

Elle m’a parlé de leur démarche.

Elle, parce que ce jour-là, elle était seule au rendez-vous.

Leur démarche ?

Lente, nonchalante, chaloupée, précise, mais sans but.

Une promenade ou une dérive ? Une flânerie ou une errance ? Walserienne ou situationniste ?

« Stalker », a-t-elle dit, mais très vite, comme si la référence était trop lourde, ou pas tout à fait ajustée, ou usée déjà par d’autres. Ou qu’il lui manquait une dimension : celle des salles de réunion, des zones désertes à explorer mais seulement la nuit, parce que le jour, les bureaux sont occupés. Trop de romance, aussi : le stalker est ici un peu dérisoire, en version française. Seule la zone résonne, parce que multiple : la zone, c’est la zone urbaine, la zone industrielle, la zone commerciale, et aussi la zone, quoi. Un peu comme si on avait retiré le grain de la pellicule, et qu’on était sur le plateau de tournage, avec des types qui ont actionné la machine à fumée et d’autres qui font leur pause parce que c’est l’heure.

Ce qu’elle m’a délivré comme récit, ce n’est pas une déambulation dans les territoires inexplorés, pas d’Antarctique, pas de neige immaculée, pas de désert non plus. Même pas industriel. Même pas en rêve. Non, juste sortir dehors, et s’il fait nuit, c’est juste parce qu’à l’heure où la décision de sortir a été prise, il faisait nuit.

 

TERRITOIRES, EXPÉRIENCES ET PROTOCOLES

 

Il fait nuit, ils décident de quitter leur territoire. Quittent les docks.  Arpentent le bitume noir et luisant ? Cherchent ? Trouvent des objets.

Ils, parce qu’ils sont multiple, dans leur configuration, et qu’on est en France.

Lyon, quelques mois plus tard. Quartier des Confluences, zone des confluents. Cherchent ? Trouvent « le dernier terrain vague », avant les travaux de rénovation.

Qu’ont-ils été faire là-bas ? L’inverse du pas sur la Lune : être les derniers à fouler le sol du dernier terrain vague en instance de disparition. Y ramasser des objets – à nouveau – comme vestiges-indices, le tout sans nostalgie, puisqu’il leur suffira d’aller ensuite dans les bureaux qui auront été construits proposer leur projet à coup de panneaux de démonstration et de badges. Adaptabilité.

Entre deux territoires, de l’exploration des alentours d’un espace de travail à l’espace d’exposition, auront eu lieu des brainstormings, des tests, des séances d’autohypnose, des expériences et des productions.

J’ai l’intuition qu’ils appliquent d’abord à eux-mêmes ce qu’ensuite ils mettent en œuvre en tant que protocoles. Avec la garantie incluse que les limites ne seront pas dépassées. Ils ne paraissent pas radicaux – pas de post-punk, mais de fait,

pas de soupçon d’esthétisme non plus. Ils ne dépassent pas les bornes, ils ne passent pas la frontière. Ils sont entre-deux. Dans les interstices, les zones frontalières, les espaces transitoires, les lieux inoccupés, les stations fantômes (mais de celles décrites sur une affiche de la station précédente, fantômes à découvert).

Lorsque je repense à elle et moi sur ce bateau à quai, cela me semble de cet ordre : ni sur terre ni sur mer, entre deux espaces : logique d’une Dimension Émotionnelle.

 

PRÉSENCE DU FUTUR ou AILLEURS ET DEMAIN

 

Entre-deux espaces mais aussi entre-deux temps, dans une zone temporelle qui articule passé et futur, avec du jeu, précisément, comme si les roues dentées emboîtant celui-ci dans celui-là avaient du jeu : celui du présent.

Ce que leurs projets mettent en œuvre, presque malgré la finesse de l’emboîtement passé/futur, c’est précisément le présent.

« De quoi demain sera-t-il fait ? », disent-ils.

Oui, il est bien question chez eux « de faire demain », de faire le futur, pas seulement d’y assister ni d’y participer ni de le projeter.

De la Somniloquie du Perroquet à Fantasmata, pas de rétrofuturisme à l’œuvre : ce n’est pas une vision du présent qui se penche sur les visions du futur du passé, mais véritablement une vision du présent qui se penche sur la vision qu’aurait le futur sur ledit présent.

Avez-vous le film ? Mais en quelle année êtes-vous ?

On sait depuis quelques années maintenant que nous ne disposons plus de projet de futur, comme cela a pu être le cas durant la période où la notion de « progrès » était en vigueur. Privés de projection de futurs, nous serions privés de futur. « No futur », alors ? Déjà pris. En réalité, ce n’est que l’obsolète notion de progrès qui est abandonnée sur la route. Le présent suffit : il est ce qui permet de créer les conditions d’apparition du futur.

 

DES OBJETS ET DES HUMAINS EN SÉRIE

 

Pas besoin non plus de sortir le grand jeu, les grands moyens technologiques, numériques – même s’ils sont utilisés : les bons vieux moyens analogiques sont de mise, voire, plus simplement encore, les moyens biologiques. Quoi de mieux en effet que des humains ? Mais des humains au présent : des spécialistes. De l’autre côté de la vitre : spectateur-scientifique derrière la vitre observant d’autres scientifiques ou spectateur-cobaye d’une expérience, participant volontaire ou non, visionneur ou visionnaire, vecteur et lecteur. Nos places sont mouvantes et participent absolument à la construction de leur chaîne trophique. À l’origine de laquelle il y a : les objets. Ces objets sur lesquels ils posent d’abord leur regard, qu’ils collectent et intègrent dans des protocoles qui produisent images, récits, films, installations, ne sont pas anodins. Ils sont au cœur d’un réacteur, comme un carburant : première scène de Retour vers le Futur II, où « Doc » introduit des déchets dans le réservoir de la DeLorean devant les yeux médusés de « Marty-au-présent » qui ne peut imaginer que dans le futur, le plutonium puisse être si facilement remplacé par du vieil Orangina et des pelures de mandarine.

Dans la chaîne trophique de DE, l’humain est un maillon qui à la fois suit et précède les objets. Qui ne sont pas n’importe quels objets mais ceux trouvés par terre, des débris, délaissés par quelqu’un, après avoir été produits par d’autres. Après que ces objets ont été ramassés, ils sont ensuite réintroduits dans un processus producteur de récits par des humains, les spécialistes. Ici n’importe quelle épisode de la série Les Experts fonctionne, où chaque personnage produit, à partir de preuves, de petits récits qui alimentent un grand récit reconstituant le crime ; l’interprétation est segmentarisée et aux prises avec des objets.

Guides attentifs au moindre rebut, au moindre détail, DE sait que ce qui gît dans le caniveau, ce n’est ni dieu ni diable, mais « quelque chose » d’hybride entre le réel et son interprétation par un groupe d’humains.

 

RENVERSEMENT DE SITUATION

 

Esprit ? Magie ? Hypnose ? Chaman ? Science-fiction ?

Invocation d’un esprit : celui de l’entreprise.

Magie moderne, le nom d’une chaîne de magasin.

Séminaire sur l’hypnose plutôt que séance.

Chaman, marque déposée.

Entreprise plutôt qu’Enterprise.

 

RETOUR AUX TERRITOIRES

 

Leur nom est le meilleur indice quant aux territoires qu’ils voudraient défricher, en réalité.

 

 

Lidwine Prolonge

 

2015